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La maison de Sade

Dans les années 1760, Donatien Alphonse François, dit marquis de Sade, loue pour 800 livres une maison baptisée l’Aumônerie. Dans cette bâtisse située villa des Irlandais, à quelques mètres de l’ultra-catholique collège Lombard / Irlandais, il organise de petites parties d’un genre très spécial. Et pas toujours avec le consentement des participantes, à en juger par la fameuse affaire Rose Keller, en 1768.

La photo ci-dessus montre l'Aumônerie au début du 20e siècle - Les plans anciens semblent indiquer que la ruelle que l'on voit ici, aujourd’hui appelée « villa des Irlandais » correspondait en fait à la cour intérieure de l’ancienne propriété. Ce cliché est sans doute pris depuis le « portail vert » qui en fermait l’accès sur la rue de la Fontaine. La bâtisse principale, assez imposante, en forme de "E" dont chaque intersection est une tour carrée, s’étendait sur tout le côté droit de la rue et jusqu'à la rue de la division Leclerc, ses fenêtres donnant ainsi sur le portail du collège religieux Lombard. Sur la gauche de la cour se trouvaient des bâtiments secondaires, puis un parc descendant presque jusqu’à la Bièvre (rue de la Convention).

Le « marquis », en réalité comte, est connu de la Justice depuis les violences qu’il a fait subit à Jeanne Testard en 1763. Et son arrivée à Arcueil n’est pas passée inaperçue : en 1767, il a battu un cocher venu conduire des filles dans sa garçonnière, refusant de le payer pour la course. En octobre de la même année, il a harcelé une certaine demoiselle Rivière, de l’Opéra, pour qu’elle vienne vivre à L’Aumônerie contre une rente mensuelle de 25 Louis, ce qu’elle a refusé. Quatre mois plus tard, en février 1768, le procureur Vallée a consigné que Sade entretenait à Arcueil quatre prostituées, recrutées par son valet dans le faubourg Saint-Antoine. Elles acceptaient d’être fouettées, selon le magistrat, contre le gîte, le couvert et une rémunération d’environ un Louis. Une voisine, Mme Pontier, témoigne à la même époque du fait qu’il amène fréquemment des femmes à Arcueil. Mais c’est le 3 avril que se produit cette affaire dont on parlera bientôt dans tout Paris, et qui assurera la célébrité du marquis de Sade.

S’il se lève aussi tôt, en ce dimanche de Pâques, ce n’est pas pour assister à l’office, loin s’en faut. Il commande de bon matin à son valet, Jacques André Langlois, d’aller chercher des prostituées et de les amener à Arcueil. Et sans attendre leur arrivée, il enfile sa redingote grise et sort à son tour. A neuf heures, il est place des Victoires, à Paris, où il repère une femme de trente-six ans.

Rose Keller est la veuve d’un apprenti pâtissier d’origine allemande, Charles Valentin, mort il y a peu. Sans ressource, elle mendie sur la place ou, selon Sade, se prostitue. Elle s’exprime avec un accent alsacien très prononcé, presque incompréhensible pour les parisiens. Il semble que cette communication difficile provoque durant cette journée, puis lors du procès, divers malentendus. Sade affirmera toujours qu’il n'a eu qu'à lui proposer de l'argent pour qu'elle le suive. Rose Keller, elle, affirmera que le marquis l’a piégée en lui faisant croire à un emploi comme gouvernante de sa maison de campagne.

Quelle que soit la vraie nature de leur accord ce matin-là, ils partent ensemble pour une demeure proche de la nouvelle Halle, peut-être une autre garçonnière du marquis. Sade s’absente et revient avec un fiacre. Les volets sont fermés alors qu’ils roulent vers Arcueil. Durant le trajet, il lui demande si elle sait où ils sont. Comment le pourrais-je, répond-elle, sans voir le paysage ?

Ils atteignent Arcueil par la route d’Orléans vers 12h30. Sade ordonne au cocher de s’arrêter à la Croix d’Arcueil, devant l’auberge, pour finir à pied. Ils descendent la rue de la Montagne (rue Berthollet), puis probablement la rue Montmort, franchissent le pont qui enjambe la Bièvre et remontent la rue de la Fontaine. Il la fait patienter devant le grand portail vert, pendant qu’il contourne la maison pour entrer dans le jardin par une porte latérale. Durant cette brève attente, Rose Keller remarque une brèche dans le mur d’enceinte de la maison ; elle n’imagine pas à quel point elle lui sera utile.

Sade et Rose Keller traversent donc le jardin, entrent dans la maison, croisent les prostituées embauchées entretemps par le valet. Sade montre à Rose le salon, l’office, la cuisine, s’attarde sur l’emplacement des ustensiles. Il la fait monter à l'étage, au fond d’un corridor, dans la chambre dévolue à la gouvernante. Là, il l’enferme et la fait attendre une heure, occupé semble-t-il au rez-de-chaussée avec les prostituées. Selon plusieurs versions, la suite se déroule de l’autre côté du jardin, dans une seconde bâtisse à l’aménagement étrange, une sorte de décor conçu par Sade à l’image de ses fantasmes. On y trouve notamment des draperies et des instruments de torture, suspendus en évidence.

Quand il se présente devant Rose Keller, il a revêtu le déguisement qu’il porte toujours durant ses séances : une tenue de garçon boucher, avec un linge blanc noué autour de la tête. Et il a changé de ton en même temps que de tenue : il lui ordonne de se dévêtir. Elle refuse. Il dégaine son épée, la menace, affirme qu’il est prêt à la tuer et à l’enterrer dans le jardin s’il le faut. Elle s’exécute sous la contrainte mais garde sa longue chemise. Il la lui arrache, la pousse nue dans une autre pièce, où trône un lit recouvert d’une étoffe rouge et blanche.

Note : Les sévices à proprement parler ne sont pas détaillés ici. D’une part parce que ce site internet est pour tout public ; d’autre part parce que les versions divergent largement, notamment à cause de la surenchère de détails affreux à laquelle se livrent par la suite les auteurs catholiques. 
Disons simplement que Sade, lors de son procès, parlera d’une mise en scène très théâtrale, d’un jeu entre personnes consentantes, ne reconnaissant comme violence réelle que l’usage d’un fouet à nœuds. La version que Rose Keller livre à la Cour est toute autre : il y est question de vivisection, de cire brûlante, de coups de bâton et d’autres tortures encore, que la rumeur et les auteurs proches de l’église vont s’empresser de développer et d’enjoliver. 
Seul témoignage désintéressé, celui de Pierre-Paul Le Comte, le médecin qui a immédiatement ausculté Rose Keller. Sa déposition accrédite nettement la version du marquis : les marques visibles, « rondes comme des pièces de monnaie », correspondent bien à un martinet muni d’une corde à nœuds. Le médecin ne note en revanche ni contusion provoquée par des coups de bâton, ni incision, ni brûlure de cire, ni même la moindre trace laissée par une corde sur ses poignets. Rose Keller semble donc avoir beaucoup exagéré, mais il reste que les empreintes des nœuds sur sa peau n’ont rien d’une simulation.

Ces tortures réelles ou simulées étant achevées, Sade s’assied tout près de Rose Keller et l’invite à se confesser, ce qu’elle refuse. Il l’enferme et retourne auprès des prostituées. Rose détache alors ses liens, se couvre du dessus de lit rouge, ouvre la fenêtre et descend le long des treillages, se blessant légèrement à la cheville en atteignant le sol. Dans le jardin, elle se faufile par la brèche aperçue plus tôt pour rejoindre la propriété voisine (Est-ce le fief Montmort ?), enjambe à l’aide d’une échelle l’enceinte qui sépare ce second jardin de la rue de la Fontaine. Elle court dans la rue, passe le pont, et rencontre une femme qui puise de l’eau à la fontaine (Angle des rues de la Fontaine et Cauchy). Celle-ci, semble-t-il, ne la comprend pas, à cause de son accent. Keller lui montre les blessures.

Entretemps, Sade a détecté la fuite de Rose. Il envoie son valet Langlois, qui hèle la fugitive et lui tend une bourse pour qu’elle revienne, en vain. La dame de la fontaine l’accueille chez elle et appelle le médecin du village, Pierre-Paul Le Comte. Rose est ensuite accueillie dans le futur domaine Rewbell-Laplace, dont le propriétaire d'alors, le sieur Pinon, est scandalisé (Il est alors déjà président de chambre au Parlement, et sera plus tard président de la chambre de la Tournelle, c'est-à-dire juge des affaires criminelles). Sur les conseils des habitants qui l'ont recueillie, Rose Keller porte plainte, et le marquis est incarcéré.

Des négociations s’ensuivent, durant lesquelles la famille de Sade, liée à la maison de Condé, et son beau-père, le président de Montreuil qui connaît le président Pinon d’Arcueil, tentent d’étouffer le scandale et d’éviter à Sade un jugement. Faisant valoir que le crime est d’un genre « non prévu par la loi », ils obtiennent le retrait de la plainte devant la juridiction parlementaire, contre 2400 livres pour Rose Keller et la prise en charge de ses soins. C’est donc devant la justice du Roi, réputée indulgente envers la noblesse, que comparaît Sade. Mais cette tactique s’avère peu judicieuse. Car plus que les humiliations infligées à une miséreuse, ce sont les blasphèmes ostentatoires du marquis qui choquent la cour. Le jugement n’est donc pas si clément que l’espérait la famille : Sade est condamné à six mois de détention, au château de Saumur, puis à celui de Pierre-Cise, ce qui, compte tenu de son rang, et plutôt important. A sa sortie, en novembre, il est banni sur les terres familiales de La Coste, en Provence.

L’affaire Testard en 1763, puis celle de Rose Keller en 1768, sont les premières d’une série de scandales qui dure jusqu'à sa mort du marquis de Sade, en 1814.

L'Aumônerie a par la suite abrité des blanchisseurs, jusqu'à sa transformation lors d’importants travaux dans les années 1920.

 

CS.

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